Georgetown, Washington, D.C.
— Gamay, tu as une minute ? appela Trout depuis son bureau.
Il était penché sur l’écran de son ordinateur, regardant intensément le grand écran qui lui servait à développer des graphiques pour ses divers projets sous-marins.
— Ouais, répondit Gamay depuis la pièce voisine, avec un grognement étouffé.
Couchée sur le dos, elle était suspendue horizontalement au-dessus du sol comme un yogi en transes, en équilibre sur la planche étroite d’un échafaudage soutenu par deux échelles. Paul et elle remodelaient sans cesse l’intérieur de leur maison de Georgetown. Rudi Gunn lui avait ordonné de prendre quelques jours de repos avant de revenir au Q.G. de la NUMA. Mais dès qu’elle avait mis les pieds chez elle, elle s’était remise à un projet qu’elle avait dû abandonner : peindre des guirlandes de fleurs au plafond de leur salon.
Elle entra dans le bureau en s’essuyant les mains sur un chiffon. Elle portait de vieux jeans et une chemise de batiste sale. Elle avait ramassé ses cheveux roux foncé sous une casquette blanche marquée TruTest Paint. Son visage était zébré de taches vertes et rouges sauf autour des yeux, car elle portait des lunettes de protection, ce qui lui donnait un air de raton laveur.
— Tu ressembles à une peinture de Jackson Pollock, dit Trout.
— Comment Michel-Ange a pu peindre le plafond de la chapelle Sixtine, ça me dépasse ! Je n’y suis que depuis une heure et j’ai déjà la douleur cubitale du peintre.
Trout regarda par-dessus les lunettes qu’il ne portait pas et eut un grand sourire.
— Que signifie ce sourire de loup ? demanda Gamay.
Il entoura sa taille fine de ses mains et l’attira près de lui. Il se retenait à peine de la toucher à chaque occasion depuis son retour, comme s’il craignait qu’elle ne disparaisse à nouveau dans la jungle. Son absence avait été un vrai cauchemar, mais son éducation yankee l’empêchait de l’avouer.
— Je te trouve juste sexy avec ton visage peinturluré. Gamay ébouriffa doucement ses cheveux fins et les tira sur son front.
— Espèce de pervers, tu sais vraiment comment embobiner une faible femme, hein ? (Ses yeux tombèrent sur les images de l’écran.) Est-ce pour ça que tu m’as appelée ?
— Et voilà comment sont récompensés les gestes romantiques impérieux ! (Il montra l’écran.) Oui. Dis-moi ce que tu vois. Elle se pencha sur l’épaule de son mari et loucha sur l’écran.
— Tête de piaf ! Je vois des dessins magnifiquement détaillés de huit têtes fantastiques. (Sa voix reprit le sérieux des scientifiques, aussi monotone que celle d’un médecin légiste pendant une autopsie.) À première vue, les profils semblent identiques, mais en y regardant mieux, je vois de subtiles différences, surtout autour de la mâchoire et de la bouche et aussi sur le crâne. Est-ce que je m’en tire bien, Sherlock ?
— Non seulement tu vois, mais tu observes, mon cher Watson.
— Élémentaire, mon cher ami. Qui a fait ces dessins ? Ce sont des oeuvres d’art !
— L’estimable Dr Chi. Il a tous les talents.
— J’ai assez vu le bon professeur pour n’être pas surprise de ce qu’il fait. Comment se fait-il que tu les aies ?
— Chi me les a montrés quand j’étais à Harvard. Il m’a demandé de te les soumettre. Il s’est rappelé que tu avais étudié l’archéologie avant de te lancer dans la biologie. Mais ce qu’il cherche surtout, c’est un œil neuf.
Trout pencha son long corps mince en arrière et appuya sa tête sur ses doigts entrelacés.
— Je suis géologue de marine. Je peux prendre ce truc et en faire toutes sortes de belles images, mais pour moi, ça ne veut rien dire. Gamay tira une chaise près de son mari.
— Regarde-le comme ça, Paul. C’est presque comme si quelqu’un te donnait un caillou ramassé au fond de l’océan. Quelle est la première chose que tu demanderais ?
— Facile. Où on l’a trouvé.
— Bravo, dit-elle en lui posant un baiser sur la joue. C’est pareil pour l’archéologie. L’étude des Mayas n’était pas ma spécialité avant que je passe à la biologie marine, mais c’est la première question que je te pose. D’où viennent ces glyphes ?
Trout tapa l’écran du doigt.
— Celui-ci vient du site que Chi appelle le M.I.T. Là où tu as rencontré les premiers chicleros.
Gamay sentit un frisson remonter sa colonne vertébrale au souvenir du soleil brûlant, de l’odeur pourrissante de la jungle et des hommes mal rasés et inamicaux.
— Et les autres ?
— Ils viennent de divers endroits que Chi a visités.
— Qu’est-ce qui lui a fait choisir ceux-ci, en dehors du fait qu’ils sont presque identiques ?
— Le lieu. Chaque visage venait d’un observatoire sculpté avec la frise montrant les bateaux qui peuvent ou non être phéniciens.
— C’est bizarre.
— Ouais. C’est ce que pense le professeur. C’est le thème du bateau qui les relie.
— Et qu’est-ce que tout cela veut dire ?
— Je ne sais pas, dit-il en haussant les épaules. J’ai bien peur que mon expertise méso-américaine s’arrête là.
— Pourquoi n’appelons-nous pas le professeur Chi ?
— Je viens d’essayer. Il n’est pas dans son bureau de Mexico. On m’a dit qu’il était passé, mais qu’on ne pouvait pas le joindre.
— Ne le dis pas : on t’a dit qu’il était sur le terrain !
— J’ai laissé un message, dit Trout en faisant oui de la tête.
— Inutile de retenir ton souffle maintenant qu’on lui a rendu son HumVee. Et Orville ?
— Le professeur fou ? C’est exactement à lui que j’ai pensé. Mais je voulais d’abord te montrer tout ça au cas où ça t’inspirerait.
— Appelle Linus Orville. C’est ce que ça m’inspire. Trout chercha dans son carnet d’adresses et composa un numéro. Quand Orville répondit, Trout mit le haut-parleur.
— Ah ! Mulder et Scully ! dit Orville en se référant aux personnages du FBI du feuilleton célèbre. Comment ça va avec les X Files ? Du ton le plus sérieux qu’il put, Trout répondit :
— Nous avons découvert une preuve solide que ces mystérieux navires sculptés viennent de Mu, le continent disparu.
— Vous plaisantez ! dit Orville, le souffle coupé.
— Oui, je plaisante. Mais j’aime bien dire « Mu ».
— Alors, je vous dis mu, Mulder. Maintenant, dites-moi la vraie raison de votre appel.
— Nous avons besoin de votre opinion à propos de ces dessins que le professeur Chi a laissés à Paul, dit Gamay.
— Oh ! Les glyphes de Vénus.
— Vénus ?
— Oui, la série de huit dessins. Chacun représente une incarnation de la déesse Vénus.
Gamay regarda les profils grotesques avec leurs mâchoires et leurs fronts protubérants.
— Ugh ! J’ai toujours cru que la déesse de l’Amour était une délicate jeune femme sortant de l’écume sur une coquille Saint-Jacques.
— C’est parce que vous vous êtes laissé impressionner par la vision de Botticelli et que vous avez perdu votre temps à faire des études classiques avant de sortir du jeu du Temple du Destin. La Vénus maya était un homme.
— Je trouve cela macho !
— Jusqu’à un certain point seulement. Les Mayas croyaient fermement à l’égalité des sexes en ce qui concerne les sacrifices humains. Vénus symbolisait Quetzalcôatl ou Kukulcan, le Serpent à Plumes. Tout est relié. L’analogie de la naissance et de la renaissance. Comme Quetzalcôatl, Vénus disparaît pendant une partie de son cycle pour renaître après.
— Je comprends, dit Trout. Les Mayas décoraient leurs temples de représentations du dieu pour lui faire plaisir ou pour qu’il revienne.
— Il y avait un peu de ça, oui. Une flagornerie, en somme. Mais vous devez comprendre l’importance de l’architecture dans leur religion. Les bâtiments mayas étaient souvent fixés sur des points clés, comme le solstice et l’équinoxe, ou encore là où Vénus apparaît et disparaît. En d’autres termes, une calculatrice céleste.
— Le professeur Chi a comparé la tour d’observation du site du M.I.T. à la machine d’un ordinateur, dit Gamay, les inscriptions gravées sur ses flancs représentant les logiciels. Il pensait que ce n’était qu’une partie d’un tout, comme un circuit est une partie d’un ordinateur.
— Oui, il m’a expliqué cette théorie, mais votre tour gravée est tout de même loin de pouvoir être comparée à une machine IBM.
— Peut-être, mais il est possible que la tour et le reste fassent partie d’un plan unique, non ? insista Gamay.
— Comprenez-moi bien. Les Mayas étaient incroyablement sophistiqués et trouvaient toujours le moyen de surprendre. Ils reliaient souvent les portes des palais et les rues à des points du soleil et des étoiles à divers moments de l’année. Vous voyez, prédire les mouvements de Vénus aurait donné aux prêtres un pouvoir considérable. Le dieu Vénus indiquait aux fermiers les dates importantes comme les semailles, les moissons et la saison des pluies. Le Caracol, à Chichen Itzà, a des fenêtres alignées sur Vénus en divers points de l’horizon.
— Il n’y a pas de bateaux gravés sur le Caracol, pour autant que je sache, remarqua Gamay.
— Il n’y en a que sur ces huit temples dont proviennent les glyphes. Vénus disparaît huit jours pendant son cycle. Ça fiche la trouille quand on dépend de cette planète pour prendre d’importantes décisions. Alors les prêtres jetaient quelques jeunes filles dans un puits, faisaient couler un peu de sang et tout rentrait dans l’ordre. À propos de saignée, j’ai une classe dans cinq minutes. Pourrions-nous reprendre cette passionnante conversation plus tard ?
Gamay n’en avait pas fini.
— Vous dites que Vénus disparaît huit jours et qu’il y a huit temples connus avec des sculptures de navires. Est-ce une coïncidence ?
— Chi ne le croit pas. Il faut que j’y aille. Je suis impatient de parler à la classe des Mouvements de foules. Il raccrocha. Paul prit un bloc de papier jaune.
— Voilà qui était édifiant. Revoyons ce que nous savons. Nous avons huit temples avec observatoires. Chacun a été construit pour marquer les mouvements de Vénus. Ces bâtiments étaient aussi tournés vers un seul thème, l’arrivée de navires qui pourraient avoir été phéniciens et avoir apporté un grand trésor. Rien de certain, bien sûr. Mais les observatoires et Vénus ont un rapport avec le trésor.
Gamay était d’accord. Elle prit le carnet et dessina huit cercles au hasard.
— Disons que ce sont les temples. (Elle relia les cercles par des traits et contempla un moment son dessin.) Il y a là quelque chose, dit-elle enfin.
Paul regarda le dessin et secoua la tête.
— On dirait une araignée aux pieds plats.
— C’est parce que nous pensons en termes humains. Regarde. (Elle dessina deux étoiles près du bord de la page.) Quitte un peu la terre, élève-toi. Disons que ça, c’est Vénus à son point extrême sur l’horizon. Ce temple que j’ai vu au M.I.T. avait deux ouvertures étroites comme des meurtrières dans un château. Voilà ce que tu vois si tu tires un trait de la fenêtre à l’un des points extrêmes de Vénus. Maintenant, je le fais à partir de l’autre fenêtre.
Satisfaite de son dessin, elle tira des traits de chaque observatoire aux points de Vénus. Puis elle mit la grille grossière sous le nez de Paul.
— Maintenant, on dirait la gueule d’un alligator sur le point de dîner, dit-il.
— Peut-être. Ou d’un serpent affamé.
— Tu penses encore à ce serpent ?
— Oui et non. Le Dr Chi portait une amulette autour de son cou. Il l’appelait le Serpent à Plumes. Et c’est à ça que me fait penser ce dessin, les mâchoires de Kukulcan.
— Il te faut les emplacements exacts des observatoires, même en admettant que tout cela puisse avoir un sens. Dommage que Chi soit sur le terrain.
Gamay n’écoutait qu’à moitié.
— Je viens de penser à quelque chose. Cette pierre qui parle que cherchent Kurt et Joe. Est-ce qu’elle n’est pas supposée montrer une sorte de grille ?
— En effet. Je me demande s’il y a un rapport. Trout prit le téléphone.
— Je vais appeler Chi et laisser un message pour qu’il nous rappelle au plus vite. Ensuite, nous appellerons Kurt pour lui dire que tu as peut-être trouvé quelque chose.
Elle examina à nouveau son griffonnage.
— Oui, mais quoi ?